Date de publication :
mercredi 23 janvier 2018
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Neutralité religieuse de l’État (*.pdf)
Rôle d’un syndicat local dans le débat national sur la neutralité religieuse
Lors de l’assemblée générale du 6 février, les membres du SPECS-CSN sont conviés à se pencher sur la question de la neutralité religieuse de l’État, notamment sur la question du port de signes religieux visibles pour certains groupes d’employés de l’État. Ce sera l’occasion de déterminer la position que portera le SPECS-CSN au conseil fédéral extraordinaire de la FNEEQ-CSN lors duquel notre fédération se positionnera sur cet enjeu.
Certains membres contesteront peut-être la pertinence pour le SPECS-CSN de prendre position sur cette question ou d’entamer un débat à ce moment précis. Aux dernières nouvelles, le gouvernement Legault n’a toujours pas présenté son projet de loi. Est-ce le rôle d’un syndicat local d’enseignant.es de cégep de s’engager dans des discussions qui risquent d’entraîner des dissensions internes ? Comme il s’agit d’un enjeu portant sur des valeurs fondamentales, ne revient-il pas à chaque citoyen.ne de décider « en son âme et conscience » et de se faire entendre en votant aux élections provinciales et fédérales ?
L’exécutif syndical croit au contraire que les membres du SPECS-CSN ne peuvent pas faire l’économie de ce débat. Les informations qui circulent déjà au sujet du projet de loi indiquent qu’une telle loi pourrait avoir des conséquences graves pour des travailleuses et travailleurs syndiqué.es à la CSN, à la FNEEQ et au SPECS, allant jusqu’au congédiement. Il y a donc un enjeu syndical qui ne peut pas être ignoré et qui doit faire l’objet d’une discussion. Tout porte à croire que la loi pourrait avoir aussi des impacts sur des étudiant.es qui devront possiblement modifier leur choix de carrière et leur parcours académique, certains emplois n’étant plus accessibles s’ils et elles portent des signes religieux visibles. En qualité d’enseignant.es de ces étudiant.es, il est nécessaire d’aborder la question de front. Historiquement, le SPECS-CSN n’a pas hésité à prendre position dans des débats de société afin de défendre certaines valeurs. Cela fait partie de sa mission comme acteur du « deuxième front ». (1) Il va sans dire que le projet de loi du gouvernement Legault sera au coeur de discussions fondamentales et que le SPECS-CSN voudra se faire entendre sur la place publique. Sans un mandat d’assemblée générale, l’exécutif n’a pas la légitimité d’intervenir. Dans la même veine, la FNEEQ-CSN appelle les syndicats locaux à prendre position sur la neutralité religieuse lors d’un conseil fédéral extraordinaire à la mi-février. Afin de pouvoir participer au débat et voter, l’exécutif syndical du SPECS-CSN doit avoir des mandats de ses membres.
Le projet de loi : ce que nous savons à ce jour
Le gouvernement Legault a annoncé qu’il présentera un projet de loi visant entre autres à baliser le port de signes religieux visibles par les personnes employées de l’État québécois en position d’autorité. Parmi les groupes visés, on retrouve les juges, les policiers, les gardiens de prison, mais aussi les enseignant.es ainsi que les éducateurs et éducatrices dans les milieux de garde. Pour toutes ces personnes employées, il serait interdit de porter des signes religieux visibles.
Présentement, les conséquences pour les personnes qui refuseraient de se conformer ne sont pas clairement spécifiées. Différents scénarios ont été évoqués au cours des dernières semaines par les représentant.es du gouvernement. Certain.es ont affirmé que les personnes qui refuseraient de se soumettre à la loi pourraient être réaffectées à d’autres fonctions dans l’appareil de l’État. D’autres ont évoqué que le refus de se conformer pourrait mener au congédiement. Finalement, la possibilité d’accorder un droit acquis aux personnes déjà à l’emploi a aussi été mentionnée. Une chose est claire : un des objectifs de la loi sera la disparition à terme des signes religieux visibles pour toutes et tous les employé.es de l’État en situation d’autorité.
Le gouvernement Legault a répété sur plusieurs tribunes que sa proposition correspond à celle mise de l’avant dans le rapport Bouchard-Taylor en 2008. Cette affirmation n’est pas exacte. En ce qui a trait aux signes religieux visibles, Bouchard-Taylor suggérait l’interdiction du port uniquement aux représentant.es de l’État en position d’autorité et ayant un pouvoir de coercition. Les enseignant.es, tout comme les éducatrices et les éducateurs, n’ayant pas ces pouvoirs, l’interdiction ne s’appliquait donc pas à eux.
Dans l’usage commun, le terme « enseignant » sert à désigner ceux qui enseignent au niveau primaire et secondaire. On utilise habituellement « professeur » pour ce qui est des personnes qui enseignent à l’université. Pour ce qui est des collèges, les deux appellations sont utilisées. Doit-on comprendre alors que l’interdiction de porter des signes religieux visibles s’appliquera seulement aux enseignant.es du primaire et du secondaire ? Lors d’une rencontre avec la députée de Saint-François, Mme Geneviève Hébert, l’exécutif du SPECS-CSN lui a posé la question. Selon ses dires, les personnes qui enseignent au niveau collégial ne seraient pas soumises à l’interdiction qui sera imposée à leurs collègues du primaire et du secondaire.
La position de la CSN : un changement de cap
Lors du dernier conseil confédéral de la CSN, les représentantes et les représentants des fédérations et des conseils centraux ont adopté une position de principe afin de pouvoir intervenir en toute légitimité dans le débat que suscitera le projet de loi.
La CSN s’était déjà penchée sur la question de la laïcité, de la neutralité et des accommodements raisonnables à l’époque de la commission Bouchard-Taylor et aussi au moment de la présentation de la « charte des valeurs » du gouvernement Marois. La CSN a défendu l’interdiction du port de signes religieux visibles aux employés de l’État en position d’imposer des sanctions ou d’utiliser la force, mais également aux enseignant.es ainsi qu’aux éducatrices et éducateurs qu’on jugeait en position d’autorité.
Les discussions qui ont eu lieu au conseil confédéral de décembre 2018 se sont soldées par l’adoption d’une nouvelle position qui est fondamentalement différente. En effet, les représentantes et représentants des fédérations et conseils centraux ont entériné les principes suivants :
1. La CSN réaffirme son attachement à la laïcité de l’É́tat et sa conviction qu’il est nécessaire d’adopter des dispositifs pour la garantir.
2. Pour la CSN, si une législation traitant de la laïcité est introduite, elle devrait comporter des dispositions garantissant :
A. La laïcité de l’É́tat québécois, des institutions publiques et parapubliques et des municipalités;
B. La séparation de l’É́tat et des religions;
C. L’élimination des privilèges accordés aux organisations religieuses par l’É́tat (ex. : subventions, évitement fiscal);
D. La neutralité religieuse de l’É́tat québécois, des institutions publiques et parapubliques et des municipalités, s’exprimant par l’interdiction de :
▪ Tout affichage de symbole religieux (ex. : crucifix);
▪ Toute prière ou tout cérémonial religieux;
▪ Tout prosélytisme ou discrimination religieuse à l’endroit du personnel et des usagers des institutions publiques et parapubliques (incluant les écoles primaires et secondaires publiques ou subventionnées et les services de garde publics ou subventionnés).
3. Enfin, la CSN s’oppose à toute législation interdisant le port de signes religieux à toute personne salariée, quelle que soit sa fonction, à moins qu’il ne nuise à sa prestation de travail pour des raisons d’identification, de communication et de santé-sécurité au travail.
La position de la CSN s’inscrit dans une perspective de laïcité dite « ouverte » ou « inclusive » plutôt que « fermée » ou « républicaine ». Si la neutralité de l’État est un principe fondamental et non négociable, il est essentiel de distinguer l’État comme institution et ceux qui par leur travail réalisent les fonctions de l’État. La neutralité de l’État, selon cette perspective, exige que celui-ci ne favorise aucune religion et que l’appartenance religieuse ou l’athéisme ne soit pas un facteur de discrimination arbitraire. En permettant à ses travailleuses et travailleurs de porter des signes religieux visibles s’ils le désirent, en assumant évidemment que cela soit compatible avec la réalisation de leurs fonctions, l’État montre qu’il ne favorise pas une perspective religieuse plutôt qu’une autre et ne discrimine pas sur la base des convictions religieuses.
En 2013, la FNEEQ-CSN s’est positionnée dans le débat entourant la charte des « valeurs québécoises » en adoptant la proposition suivante :
1) que la FNEEQ fasse la promotion de l’inclusion, notamment, par l’intégration culturelle, professionnelle, économique et linguistique;
2) que la FNEEQ dénonce les enjeux électoralistes entourant cet important débat;
3) que la FNEEQ poursuive le débat lors d’une prochaine instance fédérale. Dans le contexte du dépôt du projet de loi no 60, que la FNEEQ se prononce généralement :
a) en faveur de la neutralité de l’État;
b) en faveur de l’égalité des hommes et des femmes;
c) en faveur de l’encadrement des demandes d’accommodement qui viendraient introduire des facteurs de discrimination fondée sur le genre;
d) en faveur de l’obligation d’être à visage découvert comme la situation l’exige dans l’ensemble des interactions entre les citoyens et les représentants de l’État lors de l’offre ou de la réception des services publics;
e) en faveur de l’interdiction du port de signes religieux pour les personnes qui représentent le pouvoir et l’autorité coercitive de l’État dans les fonctions suivantes : les magistrats, les procureurs de la Couronne, les policiers, les gardiens de prison et le président et le vice‐président de l’Assemblée nationale;
f) contre le port du voile intégral dans les institutions d’enseignement puisqu’il nuit aux relations humaines et particulièrement aux relations d’apprentissage;
g) que la FNEEQ dénonce l’incohérence du projet de loi 60 qui ne remet pas en question les subventions et les avantages fiscaux aux groupes religieux, le financement public des écoles à vocation religieuse, le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale et la prière dans les conseils municipaux, et qui va à l’encontre de l’égalité hommes-femmes;
h) que la FNEEQ s’oppose à la modification unilatérale des clauses de non-discrimination de nos conventions collectives, telle que proposée par l’article 13 du projet de loi 60.
Lorsqu’on compare la position de la FNEEQ en 2013 avec celle qui était défendue par la CSN à la même époque, on constate une différence importante. Alors que la CSN exigeait l’interdiction complète des signes religieux visibles pour les employés en position d’autorité et pour les enseignant.es, la position de la FNEEQ se rapprochait de celle du rapport Bouchard-Taylor.
En décembre dernier, la FNEEQ-CSN a décidé de rouvrir le débat sur la question. Les discussions ont eu lieu avant le conseil confédéral lors duquel la CSN a adopté sa nouvelle position. Suite à de longues discussions, les syndicats locaux de la FNEEQ ont décidé de consulter leurs assemblées générales avant de prendre une position fédérative. Un conseil fédéral extraordinaire a été convoqué en février 2019 pour reprendre les discussions à la lumière des mandats locaux. Les syndicats locaux doivent se positionner sur les 5 propositions qui suivent :
Les 5 propositions soumises par la FNEEQ
1. L’élimination des privilèges religieux institutionnels (fiscaux, législatifs, symboliques), y compris le retrait du crucifix des institutions étatiques.
2. L’opposition à la modification unilatérale des conventions collectives par un projet de loi sans négociation préalable.
3. L’interdiction du prosélytisme religieux au personnel de l’État dans l’exercice de ses fonctions.
4. L’acceptation du port de symboles religieux pour les enseignantes et enseignants et pour tous les corps d’emploi de l’État. L’opposition à toute tentative de retirer les droits et les libertés accordés dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés, notamment l’utilisation de la clause nonobstant.
5. La réglementation particulière entourant le port de certains symboles religieux ne repose que sur une évaluation des entraves réelles aux services rendus.
La recommandation de l’exécutif du SPECS-CSN et sa défense
L’exécutif du SPECS-CSN, étant d’accord avec la proposition que la CSN a entérinée lors de son conseil confédéral de décembre 2019, recommande que lors de la réunion du 6 février prochain les membres du SPECS-CSN donnent le mandat à l’exécutif de voter en faveur des 5 propositions de la FNEEQ lors du prochain conseil fédéral. Voici les raisons qui motivent cette recommandation.
En voulant interdire le port de signes religieux visibles pour certain.es employé.es de l’État, le gouvernement Legault cherche à faire un arbitrage entre des droits fondamentaux et des principes constitutifs qui conjointement sont des conditions d’une société permettant la liberté individuelle et une pluralité de conceptions du Bon et du Bien. (2) Parmi les droits individuels qui rendent possible une telle société, on retrouve la liberté de conscience et la liberté d’expression. La liberté religieuse est un corollaire de la liberté de conscience. De même, la possibilité d’exprimer des croyances religieuses découle du droit à la liberté d’expression. Comme tous les droits, ils ne sont pas absolus. Dans certaines situations, l’État peut les limiter afin de préserver d’autres droits ou d’autres valeurs fondamentales. Les tribunaux ont dû faire ce type d’arbitrage et il existe une jurisprudence sur la question. Il y a un consensus à l’effet qu’une citoyenne ou un citoyen ne devrait pas subir de discrimination en raison de ses croyances religieuses et que l’expression de ses croyances dans l’espace public devrait être permise à moins que cela engendre un tort réel et grave à l’ordre public. Autrement dit, ce n’est qu’en dernier recours qu’on devrait limiter ces droits individuels dans une société libre et pluraliste. (3)
Le principe de la neutralité religieuse de l’État est une condition pour le bon fonctionnement d’une société constituée d’individus qui ne partagent pas les mêmes croyances religieuses ou qui n’ont pas de telles croyances. Si l’État préconise une religion au détriment des autres croyances ou s’il tente de réprimer les convictions religieuses, il enfreint la liberté de conscience de ses citoyen.ne.s. Afin d’éviter des conflits et préserver l’harmonie sociale, l’État reconnaît qu’il doit demeurer neutre et adopter une attitude de tolérance face aux différentes croyances, religieuses ou non, tant et aussi longtemps que celles-ci n’interfèrent pas avec son bon fonctionnement. (4)
L’interdiction du port de signes religieux visibles par les employé.es de l’État en position d’autorité ou ayant un pouvoir de coercition est souvent présentée comme une conséquence d’une application cohérente du principe de neutralité religieuse de l’État. Dans le but de préserver la neutralité, il serait donc nécessaire de limiter la liberté d’expression de certaines personnes. Ne pas le faire, particulièrement pour les personnes en position d’autorité et ayant un pouvoir de coercition, enverrait un message ambigu. En effet, cela pourrait laisser l’impression que ces personnes représentantes de l’État sont d’abord soumises à des préceptes religieux plutôt qu’aux lois et qu’elles sont potentiellement partiales dans la réalisation de leurs fonctions. La légitimé de l’État souffrirait d’une telle situation, ce qui est une raison suffisante pour limiter dans ce contexte précis la liberté d’expression. Dans le cas des enseignant.es, des éducatrices et des éducateurs, on évoque une préoccupation additionnelle. Les enfants, parce qu’ils ne possèdent pas un sens critique encore pleinement développé, sont particulièrement susceptibles d’être influencés par les figures d’autorité qu’ils côtoient. Pour les protéger contre le prosélytisme religieux, qu’il soit actif ou passif, il faudrait interdire les signes religieux visibles à ceux dont la fonction est de les éduquer. Ceux qui avancent cette position reconnaissent d’emblée que le devoir de réserve exigé à ces employé.es de l’État se limite uniquement au milieu de travail. Ces personnes sont libres d’exprimer leurs convictions religieuses dans l’espace public lorsqu’elles ne travaillent pas.
Les membres de l’exécutif du SPECS-CSN rejettent la conclusion selon laquelle la neutralité de l’État exige que les employé.es en position d’autorité ou ayant un pouvoir de coercition ne doivent pas porter de signes religieux visibles. Rappelons qu’un droit fondamental ne devrait être limité qu’en dernier recours lorsqu’il existe une démonstration que ne pas le faire causerait un tort réel et grave à la société. Or, la démonstration que le port de signes religieux visibles cause un tort réel et grave n’a pas été faite. En contrepartie, les effets positifs de politiques inclusives sont nombreux et largement documentés, notamment en ce qui a trait à l’acceptation de la différence, la diminution de l’intolérance et l’assouplissement des replis identitaires. Tout au plus, il y a eu une démonstration d’un risque qui semble de surcroit plutôt faible. Limiter la liberté d’expression d’un groupe de citoyen.ne.s est donc une réaction disproportionnée face au risque réel et ne constitue pas une mesure véritablement efficace pour le réduire. C’est sans compter les effets collatéraux négatifs qu’une telle mesure entraînerait.
La neutralité de l’État exige que l’institution soit neutre. Le fait que ceux et celles qui y oeuvrent, notamment les employé.es en position d’autorité et ayant un pouvoir de coercition, portent des signes religieux visibles n’est pas une raison suffisante pour conclure que l’institution n’est pas neutre. (5) La présence de personnes ayant des signes religieux visibles parmi les employé.es est un signe concret que l’État ne favorise pas une religion et ne discrimine pas sur la base des convictions religieuses. Plutôt qu’un signe de partialité, on devrait y voir un signe d’impartialité et de neutralité de l’État. Le fait qu’un.e employé.e porte un signe religieux visible n’est pas non plus une raison suffisante pour conclure qu’elle ou il est partial dans ses fonctions. C’est en examinant comment une personne accomplit son travail qu’on peut juger si elle est impartiale ou non. Conclure que le fait de porter un signe religieux visible fait en sorte qu’une personne est moins en mesure de faire la distinction entre ses croyances intimes et ses responsabilités est une conclusion injustifiée. C’est également discriminatoire, car l’État ferait une distinction entre les croyant.es dont les signes religieux peuvent être portés ou retirés sans problème – ce qui est souvent le cas dans le christianisme de traditions européennes - et celles et ceux dont ces signes font partie intégrante de leur corps « public » et qui ne peuvent donc pas être retirés à loisir – ce qui est le cas de plusieurs traditions non européennes.
Que doit-on penser de l’exigence d’éviter l’apparence de partialité ? Il est hasardeux de limiter des droits fondamentaux sur la base d’une perception que certaines personnes peuvent avoir lorsqu’elles rencontrent des gens avec des signes religieux visibles. Le fait que ces signes choquent et indisposent des gens n’est pas une raison suffisante pour les interdire. Aller dans cette direction ouvrirait la porte à de dangereux excès. Vivre dans une société libre et pluraliste demande une certaine tolérance à des choses qui peuvent nous indisposer et la présomption que la majorité des gens sont de bonne volonté.
Une personne en faveur de l’interdiction des signes religieux visibles pourrait prétendre que c’est plutôt parce que le port de ces signes est une forme de prosélytisme qu’il doit être interdit. Mais peut-on véritablement parler de prosélytisme ici ? Le prosélytisme est une démarche intentionnelle dont l’objectif est de convaincre des gens d’adhérer à des croyances religieuses. Est-ce vraiment le but des personnes portant des signes religieux visibles ? Tout porte à croire que ce n’est pas le cas. (6) Ce sont plutôt pour des raisons de convictions religieuses personnelles et du rapport à soi y étant associé qu’elles le font. Le fait que certains interprètent les signes religieux visibles comme une forme de prosélytisme passif constitue-t-il une raison suffisante pour limiter les droits fondamentaux d’une classe de citoyen.ne.s ? Ça ne doit pas l’être, car on ouvre la porte à des restrictions arbitraires aux droits fondamentaux. Certains affirment que les enfants sont particulièrement vulnérables à l’endoctrinement et qu’il est donc nécessaire de les protéger en interdisant les signes religieux visibles chez leurs enseignantes et les enseignants. Il est exagéré de croire que le simple fait de voir un.e enseignant.e avec un signe religieux entraîne un quelconque endoctrinement religieux chez les élèves. Aucune étude empirique ne démontre que c’est le cas. Ces derniers poseront peut-être des questions, mais il y a une marge à parler de prosélytisme. Pour mettre les choses en perspective, craint-on l’effet pernicieux sur les élèves des activités associées à Noël au point de vouloir les éliminer des écoles ? Bien sûr que non. Il semble qu’une attitude similaire devrait prévaloir lorsqu’il est question des signes religieux visibles pour les enseignant.es. Tout ceci ne diminue en rien l’interdiction formelle de faire du prosélytisme en classe, soit pour une enseignante ou un enseignant d’utiliser sa position pour tenter de convaincre les élèves d’adopter une croyance religieuse. Notons finalement que le fait de ne pas porter de signes religieux visibles n’est pas en soi une garantie qu’une enseignante ou un enseignant ne fera pas de prosélytisme en classe. Pour reprendre une idée déjà mentionnée, il faut juger du respect de cet impératif en se basant sur le comportement des personnes plutôt qu’en ayant recours à un procès d’intention.
Il faut maintenant aborder ce qui est sans doute une des raisons majeures qui motivent plusieurs à exiger l’interdiction du port de signes religieux visibles : la défense de l’égalité entre les femmes et les hommes. Il s’agit d’un principe fondamental dans une société libre et pluraliste. Or, plusieurs affirment que certains signes religieux, en particulier les différentes versions du voile islamique, représenteraient un rejet de ce principe. Afin d’être en cohérence avec le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes, l’État se devrait d’interdire ces signes chez ses représentant.es qui sont en position d’autorité. Ce serait particulièrement important pour le personnel enseignant afin d’inculquer le principe d’égalité chez les élèves dès le plus jeune âge. Certains soutiennent ainsi qu’une enseignante qui porte le voile islamique contribuerait à rendre acceptable l’inégalité des femmes et des hommes aux yeux de ses élèves. L’interdiction des signes religieux visibles s’inscrirait donc dans une lutte féministe.
Le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes est effectivement non négociable. On ne peut pas tolérer quelconques discriminations basées sur le sexe. La question est de savoir si la défense de ce principe exige l’interdiction des signes religieux visibles par les employés de l’État en position d’autorité et ayant un pouvoir de coercition. De toute évidence, sa défense n’exige pas l’interdiction de tous les signes religieux visibles, car plusieurs n’ont pas de lien avec l’enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes (ex. : la kippa ou le kirpan). S’il faut toujours tenter de minimiser l’atteinte aux droits fondamentaux, ces signes ne devraient donc pas être interdits. Certains signes religieux comme les différents voiles islamiques peuvent être perçus comme indiquant une inégalité entre les sexes. Ici, il faut procéder avec beaucoup de prudence. Dans une société libre et pluraliste, des personnes de bonne volonté auront quelques fois des interprétations différentes des mêmes phénomènes. Ainsi, une femme portant le hidjab peut sincèrement rejeter l’idée que son voile est le symbole de sa soumission et de l’inégalité entre les femmes et les hommes et y voir au contraire un signe féministe. Une autre personne peut voir dans le même hidjab un symbole de soumission choquant. Soulignons qu’il n’y a pas de consensus chez les militantes féministes sur cet enjeu contrairement à ce qu’on peut croire. Dire que le projet de loi est une mesure féministe n’est donc pas légitime. (7)
Comme société, le but est de faire un arbitrage le plus juste possible entre les droits fondamentaux et les principes constitutifs d’une société libre et pluraliste. Interdire le port du hidjab consiste à refuser de reconnaître la validité de l’interprétation qu’une femme fait de ses propres agissements qu’elle décrit comme librement choisis et exprimant une conviction profonde. Il s’agit d’une forme de paternalisme qu’on rejette dans une société libre. On impose à cette femme un choix tragique entre ses convictions profondes et sa participation à ses fonctions d’employée de l’État. Notons que ce choix n’est pas exigé aux croyant.es dont la démarche n’implique pas le port de signes visibles. On peut affirmer qu’il s’agit d’une obligation qui est doublement discriminatoire, car à la fois religion et sexe peuvent être des facteurs discriminants. Une femme qui refuserait de se soumettre à l’interdiction pourrait possiblement perdre son emploi ou être réaffectée. Peut-on véritablement croire qu’une telle mesure va contribuer à une plus grande égalité ou une efficace intégration de cette femme ? (8) C’est difficile de le penser, mais certains et certaines croient que c’est le prix à payer pour qu’à long terme la société soit plus égalitaire. L’histoire récente montre qu’on doit être sceptique face à un tel argument. Comme l’explique Gérard Bouchard, qui a étudié les modèles du vivre-ensemble de plusieurs sociétés, l’imposition de la laïcité ferme selon le modèle républicain n’a pas donné les effets escomptés et a même contribué à l’exclusion sociale, à la ghettoïsation et au sectarisme. (9) La participation à la vie collective, notamment par le travail, est un facteur d’intégration essentiel. Le projet de loi du gouvernement Legault ne va pas dans cette direction.
Le cas du hidjab est évidemment moins controversé que ceux du niqab, du tchador et de la burka. Pour ce qui est des voiles dits intégraux, un arbitrage différent est requis. Pour les employés de l’État qui exercent des fonctions comme celles de juge, de policier, de policière ou d’enseignant.e, un voile intégral constitue une entrave significative à la capacité d’accomplir ses responsabilités de manière adéquate. Par exemple, une policière ne peut pas porter une burka et être en mesure d’accomplir tous les actes associés à sa fonction (par exemple, poursuite, utilisation sécuritaire d’une arme à feu, etc.) De même, avoir le visage voilé constitue un obstacle pour une enseignante qui doit interagir avec des enfants dans un milieu de garde. Ces considérations sont suffisantes pour justifier l’interdiction de ces signes religieux, mais le recours à une loi apparaît superflu alors que le système judiciaire est déjà outillé pour arbitrer les cas d’accommodements de ce type.
Dans le débat actuel, il est important, comme le soulignent Charles Taylor et Jocelyn Maclure, coauteurs de Laïcité et liberté de conscience publié aux Éditions du Boréal en 2010, de bien distinguer les principes qu’on tente de défendre et les moyens pour le faire. L’interdiction des signes religieux visibles n’est pas un principe fondamental, mais tout au plus un moyen qui permet dans certains contextes de réaliser un principe fondamental, soit la neutralité de l’État. Un moyen qui ne permet pas de réaliser la finalité voulue ne devrait pas être employé. On ne doit pas faire d’un moyen un fétiche, alors que l’objectif demeure la réalisation d’un principe. La défense et la promotion de la neutralité de l’État n’exigent pas l’interdiction généralisée et automatique des signes religieux visibles pour les employé.es en situation d’autorité. La position offrant le meilleur équilibre entre le respect des droits fondamentaux et le principe de la neutralité de l’État consiste à interdire les signes religieux visibles seulement s’il y a une démonstration rigoureuse et impartiale qu’ils sont vraiment incompatibles avec les fonctions des employé.es. Le fait de porter une kippa est-il suffisant pour conclure qu’une personne est incapable de la neutralité nécessaire pour être un juge ? Non, pas plus que le fait de porter une croix sous son chandail ou être athée. Une enseignante portant un hidjab contribue-t-elle à promouvoir une image soumise des femmes ? Non, et certainement moins que bien d’autres choses que les élèves voient tous les jours.
Pour conclure, les partisans d’une loi telle que celle envisagée par le gouvernement Legault mentionnent souvent leur crainte des effets du multiculturalisme canadien et des accommodements déraisonnables sur la société québécoise, compte tenu de sa fragilité linguistique et culturelle au sein d’une Amérique du Nord majoritairement anglophone. Baliser le port de signes religieux par une loi permettrait selon eux de favoriser l’intégration des minorités religieuses en leur signifiant de façon claire que l’appartenance à la société québécoise implique un effort d’intégration. Cette idée peut apparaître séduisante et réconfortante, mais les tentatives de cet ordre dans les sociétés pluralistes comme la nôtre ont montré que la rigidité des principes du vivre-ensemble ne favorise pas l’intégration des minorités et mène souvent à la ghettoïsation et aux replis identitaires. Comme l’expose Gérard Bouchard à travers son modèle d’interculturalisme, si l’objectif que l’on souhaite atteindre comme société est celui d’intégrer et non de marginaliser, il faut faire attention de ne pas mettre en place un dispositif d’exclusion qui aurait comme effet de produire la pire version du multiculturalisme, celle où des groupes vivent côte à côte sans faire société, sans culture ni projet commun.
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1. La CSN reconnaît explicitement que le rôle des syndicats ne se limite pas à défendre les droits de ses membres, mais que ceux-ci doivent être des acteurs du progrès social en s’impliquant dans les luttes qui dépassent leur milieu de travail. Marcel Pepin a mis de l’avant le concept de « deuxième front » dans un discours qui est considéré comme l’un des plus importants du syndicalisme au Québec
(https://www.csn.qc.ca/actualites/le-deuxieme-front-a-50-ans/). (<<)
2. « Une société démocratique moderne est caractérisée non seulement par une pluralité de doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, mais aussi par le fait que ces doctrines sont incompatibles entre elles, tout en étant raisonnables. Aucune d’elles n’est l’objet de l’adhésion de l’ensemble des citoyens. » (Rawls, Libéralisme politique, p.4) (<<)
3. Par l’arrêt Amselem (2004), la Cour Suprême du Canada a clarifié la portée de la liberté de religion dans le contexte légal canadien. On peut y lire que « la liberté de religion garantie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (et la Charte canadienne des droits et libertés) s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux. Cette interprétation est compatible avec une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion. Par conséquent, le demandeur qui invoque cette liberté n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle. L’État n’est pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir. » On y lit également « qu’il y a effectivement deux éléments à considérer dans l’analyse de la liberté de religion. Il y a d’abord la liberté de croire et de professer ses croyances; il y a ensuite le droit de manifester ses croyances, principalement en pratiquant des rites et en partageant sa foi en créant des lieux de culte et en les fréquentant. C’est dire que, si les croyances intimes ont un aspect purement personnel, l’autre dimension du droit a une portée sociale véritable et implique un rapport avec des tiers. Ce serait une erreur de réduire la liberté de religion à une seule dimension, spécialement dans le cadre d’une analyse contextuelle comme celle qui s’impose aux termes de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. » (<<)
4. John Locke a été l’un des premiers à défendre l’importance de la neutralité de l’État afin de préserver l’harmonie sociale dans son texte Lettre sur la tolérance. (<<)
5. Gérard Bouchard affirme ainsi « (qu’)on dira que l’État est « laïque » mais non pas les citoyens qui le servent ou fréquentent ses instances : de ce que le religieux ne doive pas intervenir au plan des institutions, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse se manifester chez des personnes. » (L’interculturalisme, p.211) (<<)
6. Gérard Bouchard partage cette conclusion : « il n’a pas été prouvé que le port de signes religieux pouvait être associé à du prosélytisme. » (L’interculturalisme, p.210) (<<)
7. Denyse Baillargeon, historienne et féministe, offre l’analyse suivante de la discussion entre les militantes féministes au sujet du voile : « Je ne la vois pas comme un problème, dans la mesure où elle ne mène pas à des déchirements irrémédiables. Et ça m’irrite toujours un peu quand des gens déplorent que les féministes soient divisées. Elles ne sont pas un groupe homogène. Pourquoi exiger qu’elles soient unanimes ? On ne l’exige pas des hommes d’affaires, des politiciens, des syndicats. Il est tout à fait normal que les femmes ne soient pas d’accord entre elles, et je ne pense pas que ce soit une marque de faiblesse. Je serais beaucoup plus inquiète de mouvements féministes complètement unis. Je comprends par ailleurs que l’on puisse craindre que les gens qui sont contre les féministes exploitent ces divisions pour les disqualifier. Mais les féministes ne doivent pas penser, réagir, agir en fonction de leurs ennemis; elles doivent se faire une tête elles-mêmes. Décider entre elles des dossiers prioritaires dont il faut débattre. Et tant mieux si nous ne sommes pas toujours d’accord. »
(https://www.gazettedesfemmes.ca/8012/ce-voile-qui-divise/) (<<)
8. Taylor et Maclure résument ainsi la perspective de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec et du Conseil du statut de la femme : « La plupart des intervenants participant au débat en sont venus à la conclusion que, en plus de porter atteinte au droit à l’égalité et à la liberté de conscience des élèves, l’interdiction du foulard les priverait vraisemblablement d’une occasion unique de socialisation avec des jeunes et des enseignants provenant de tous les milieux et origines. Comme l’a écrit alors le Conseil du statut de la femme, « l’exclusion de l’école des filles qui portent le foulard a des conséquences néfastes pour leur intégration actuelle et future à la société. » (Laïcité et liberté de conscience, p.75) (<<)
9. L’interculturalisme, p. 218. (<<)
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